C L A R A H A S K I L
Pianiste roumaine (1895-1960)
RÉCITAL de 1953 à LUDWIGSBOURG
Une pianiste de légende
au service de la Musique:
TANT DE LARMES POUR
ARRIVER AU SOMMET
J'avais écrit pour ce blog un portrait de cette immense pianiste du 20ème siècle, il y a un an, après avoir lu sa biographie par Jérôme Spycket.
L'auteur a su retracer la vie de cette artiste avec le plus grand respect, et la pudeur qui conviennent pour parler d'une femme secrète, à la personnalité complexe, d'une générosité poignante à qui savait toucher son cœur, mais aussi farouche et secrète.
Une musicienne comme il en existe trois ou quatre par siècle.
Clara Haskil a connu dans sa vie des épreuves que peu d'entre nous auraient eu le courage de supporter.
Elle était un génie du piano. Mais elle dut attendre près de trente ans avant d'être reconnue à la mesure de ce qu'elle avait à offrir. Une traversée du désert douloureuse et décourageante.
Son jeu était en dehors des modes de sentimentalité, de virtuosité brutale, de désir de briller.
Elle était étrangère à ces numéros de bravoure, son jeu était sobre, profond, touchant le cœur avec une immédiateté dénuée de tout calcul. Un jeu qui vous bouleverse, vous donne le sentiment d'atteindre l'essence même du message exprimé par le compositeur.
Il faut le dire aussi, ses moyens techniques, sa mémoire, sa capacité d'adaptation étaient sidérants. Elle était capable de jouer parfaitement en concert, si les circonstances l'exigeaient, un autre concerto que celui qu'elle avait préparé, et même de le jouer en public sans avoir répété une seule fois avec l'orchestre!
Une fois qu'elle possédait une œuvre, c'était pour la vie.
Clara Haskil était une pianiste-née.
Seul le public de la Suisse, pays qui devait devenir sa patrie d'adoption, fut immédiatement conquis, sûr d'entendre là une musicienne semblable à aucune autre.
Il arrivait qu'elle joue moins d'une vingtaine de concerts par an, ce qui est très peu pour une soliste de sa trempe.
Avec une conséquence à ne pas négliger: elle ne parvenait pas à gagner correctement sa vie!
C'est seulement vers l'âge de 50 ans qu'elle connut la consécration...mais sa santé, fragile depuis toujours, ne lui permettait plus d'être au sommet de ses moyens.
Que ce serait-il passé si cette reconnaissance s'était produite lorsque qu'elle avait 30 ans, et qu'elle interprétait le 2ème concerto de Rachmaninov avec une puissance exceptionnelle?
Mais l'interprète de la maturité compensait sa force moins grande par un jeu d'une subtilité prodigieuse: entre le "forte" et le "piano" (la nuance forte et douce), elle était capable d'infinies nuances, une véritable palette d'artiste, riche de tous les coloris, ineffable chant d'une musique qui s'adresse à l'âme des auditeurs.
Tous ceux qui l'ont entendue jouer Mozart ont été très touchés par son interprétation. Il y avait là comme une évidence.
Sa musicalité et son humilité servaient la musique de ce compositeur d'une manière bouleversante.
Bien qu'atteignant des sommets dans les concertos, Clara Haskil n'était pas seulement une mozartienne. On a voulu parfois la cantonner à cela. Elle jouait aussi divinement Bach, Schubert, Schumann, Beethoven...
Et bien d'autres!
Elle vibrait de cette grâce inimitable, de ce jeu dont elle seule était capable, au service de tous les compositeurs dont elle avait choisi de jouer les œuvres.
Au cours de la dernière décennie de sa vie, son succès est devenu mondial, enfin elle était reconnue à l'aune de son talent.
Elle devint peu à peu plus indulgente avec elle-même, constatant l'accueil extraordinaire que lui réservait le public, à chaque concert.
Les amoureux de la musique ne se lassaient d'assister au miracle qui se produisait, lorsque cette petite femme pâle, chétive, à la démarche incertaine, s'approchait du piano, et une fois assise, en faisait surgir la musique, la vraie musique, qui parle au cœur, qui nous touche sans que l'on puisse définir pourquoi...
Clara Haskil, alors, était comme plongée dans un état de grâce. Son âme parlait à travers ses doigts.
"J'AI CONNU TROIS GÉNIES
DANS MA VIE: EINSTEIN, CHURCHILL,
ET CLARA HASKIL."
CHARLIE CHAPLIN
J'ai découvert il y a peu dans une médiathèque, un CD reprenant un récital de la grande Dame du piano, concert donné en 1953 à Ludwigsbourg.
Je n'ai pas hésité une seule seconde à emprunter ce témoignage unique d'une artiste dont on savait que les concerts donnés en public étaient inégalables. La présence du public galvanisait Clara Haskil, et pourtant elle était saisie d'un trac épouvantable avant chacune de ses apparitions.
Elle en était réellement malade, au point de vouloir même annuler le concert. Ses amis musiciens, partenaires chambristes ou chefs d'orchestre, qui lui vouaient une admiration sans bornes, tentaient de la faire changer d'avis, avec douceur. Le plus souvent elle se laissait convaincre, se dirigeant vers le piano comme une âme suppliciée...et elle jouait!
Pour le plus grand bonheur de ceux qui savaient qu'un concert de Clara Haskil était une expérience rare.
Dès que la grande musicienne avait fait résonner les premières notes, toute trace d'angoisse s'envolait.
Elle était souveraine, comme absorbée et transportée dans le monde de la musique.
À la moindre anicroche, ou si elle avait le sentiment d'avoir "mal joué" (ce qui n'arrivait jamais en réalité!), elle jugeait qu'elle avait été "en-dessous de tout", et se trouvait alors plongée dans un profond désespoir.
Comme toute grande artiste, mais à un degré extrême, Clara Haskil était impitoyable avec elle-même. Les critères qu'elle appliquait à son jeu étaient très durs.
Mais le public, que les rares fausses notes et petites imperfections n'empêchait nullement d'être plongé dans un ravissement, une émotion profonde, se trouvait le témoin privilégié de moments musicaux inoubliables. À l'issue des récitals ou des concerts avec orchestre, la salle était en délire, les ovations pouvaient durer de longues minutes.
C'est son jeu perlé, léger ou expressif, incroyablement naturel, sa virtuosité époustouflante, néanmoins jamais gratuite, la gamme immense des sentiments qui traversaient les œuvres interprétées, qui tenaient ses auditeurs tout entier fascinés et remplis de gratitude devant le prodige auxquels ils étaient conviés les soirs de concerts.
Cependant, alors que sa carrière internationale, si longuement espérée et attendue, prenait enfin son envol, Clara Haskil trouva une confiance en son art.
Elle était admirée et demandée, partout où pouvait se rendre, elle qui, usée par une vie de souffrances et d'épreuves, devait réunir tout son courage pour embrasser la dure carrière de soliste concertiste, là où bien des jeunes artistes n'ont pas eu cette énergie.
Compte tenu de sa faible constitution à la fin de sa vie, il est tout à fait incroyable qu'elle ait pu tenir un rythme pareil, elle qui avait failli connaître la mort à deux reprises des années plus tôt.
Je vous dirai quelques mots plus loin de ces épreuves qu'à rencontrées la pianiste roumaine, dès la jeunesse, et qui ont fait d'elle une personne touchante et vraie.
Mais d'abord j'aimerais vous parler du récital qui fait l'objet de mon article, et que j'écoute en boucle depuis une dizaine de jours.
Mes attentes ont été plus que comblées: l'artiste y est merveilleuse!
Très long programme choisi par elle, plus de 75 minutes de piano.
Et quel piano! J'ai pu voir se dérouler à mes oreilles tout ce que l'on peut espérer d'un piano miraculeux, et si éloigné finalement de ce qu'on entend d'habitude.
Un piano poète avant tout, tour à tour léger, coloré, murmurant, puis puissant, profondément expressif, poignant.
Le concert s'ouvre sur une toccata de Bach, la pianiste a le plus souvent mis ce compositeur en début de programme durant sa vie, à une époque ou cela ne se faisait pas du tout.
Je crois que le Bach de Clara est le plus émouvant que je connaisse. La sonorité de l'instrument y est noble et se décline en de multiples couleurs, changeantes, et pourtant doucement harmonieuses, comme dans un tableau où tout est À SA PLACE.
Là est le miracle de la musique jouée par elle: là où d'autres ont mis du pathos, elle met l'émotion juste, là où ils sont sentimentaux, elle est le chant de l'âme, là où ils cherchent à déclamer, elle parle, noble et sereine.
Elle fait CHANTER son instrument comme personne.
C'est un chant simple et pourtant profondément métaphysique.
"La simplicité est la sophistication suprême"
Léonard de Vinci
Même simplicité exquise, mais remplie de nuances et de contrastes, dans les trois sonates de Scarlatti qui suivent.
Des guirlandes délicieuses, des notes effleurées avec souplesse, des moments de joie, teintée cependant de mélancolie. Un Scarlatti sans une ombre d'ego, et qui montre que la sonorité de Clara Haskil donne au jeu quelque chose de fondamentalement apaisant, qui repose l'oreille et l'âme.
On est bercé par ces traits si remplis de mélancolie, et même de douleur.
Comme une étoffe tissée de fil d'argent, que l'aiguille traverse en produisant une légère blessure, quelque chose qui fait mal, imperceptiblement...
On pourrait pleurer, sur ces sonates.
Pleurer en silence.
Puis, au milieu de ce programme, un mastodonte, un géant.
La dernière sonate de Beethoven.
Quelle audace de jouer cette pièce de légende, crainte et vénérée par tous les pianistes!!
De la jouer simplement, comme ça. Après Bach et Scarlatti, et avant Schumann et Ravel.
Je connaissais très mal cette sonate, je l'ai découverte, elle m'impressionne et parle à ce que j'ai de précieux en moi.
Le fait de savoir que chaque chose est éphémère, que le bonheur succède au malheur, pour un temps seulement. Révolte d'un Beethoven ayant connu toutes les souffrances, réconcilié dans la lumière sans fin des variations qui achèvent l'ultime chef-d'œuvre.
La lumière.
C'est peut-être ce qu'on entrevoit dans cette musique. Clara Haskil n'en a pas eue tous les jours. Le gris si bas du ciel a couvert trop souvent son humeur.
Penser au calvaire de cette femme extraordinaire m'a souvent aidé à relativiser mes propres souffrances.
Son courage m'a inspiré, il m'a semblé que si elle avait surmonté tant d'obstacles, je pouvais le faire moi aussi...
Née à Bucarest le 7 janvier 1895, la petite Clara montre rapidement des dispositions exceptionnelles pour le piano. Ses progrès sont fulgurants, sa mémoire exceptionnelle.
Devenue une jeune fille, un oncle
de la famille, Avram, décide de la prendre en charge, pressé de faire d'elle une très grande pianiste. Cet oncle, possessif, omniprésent, au caractère très difficile, ira vivre à Paris avec sa protégée, afin qu'elle suive l'enseignement de professeurs prestigieux au très réputé Conservatoire.
Clara vit en quasi autarcie avec son oncle Avram, dont l'intention est certes louable, mais qui avec le temps deviendra de plus en plus ombrageux et exclusif, voire tyrannique.
Clara n'a pas d'autres amis, et Alfred Cortot, son maître, sera sévère avec une jeune fille trop coupée de la joie d'un entourage affectueux et positif pour donner le meilleur d'elle même.
En 1914 éclate la première guerre mondiale, Clara a 19 ans. Elle est atteinte d'une scoliose qui déforme son dos et lui fait mal.
À l'époque, pour soigner ce genre de maladies, existait à Berck-sur-Mer un sinistre ensemble hospitalier où l'on plâtrait les malades, parfois presque entièrement. Le traitement débouchait bien souvent sur une immobilisation complète, et nombre de personnes finissaient même par mourir au bout de plusieurs années, quasi-abandonnés, livrés à une solitude insoutenable. On les appelait "les allongés".
Clara, dûment accompagnée par son oncle Avram, se retrouve livrée à la cruauté froide et au sadisme d'un certain docteur C.
"De fait, "l'abominable" docteur C. décide de lui faire un plâtre qui, tout en lui laissant l'usage de ses jambes et de ses mains, lui emprisonne pratiquement tout le tronc et les épaules jusqu'à l'amorce du cou. La "mise en plâtre" dans une salle non chauffée semble avoir été une épreuve particulièrement pénible, et pendant quelques jours Clara devra rester immobile.
Quand elle peut se relever, elle est écrasée par le poids de cette carcasse qui, sans doute trop serrée, la comprime affreusement et l'empêche de respirer normalement; certes elle n'est pas encore une "allongée", mais elle ne vaut guère mieux. Elle peut à peine se déplacer, elle ne peut rien faire, elle ne dort pas, et surtout elle souffre de plus en plus.
Avram surveille sa nièce avec inquiétude: malgré les affirmations péremptoires du docteur C. , elle ne s'habitue pas du tout à son plâtre. Elle subira en fait une véritable torture, qui ne fait que croître avec le temps: et elle finira, elle qui ne s'est jamais plainte de rien, par supplier qu'on la délivre. Avram se convainc petit à petit que l'application du traitement, sinon son principe même, ne convient pas à Clara et il demande au docteur C. de retirer le plâtre: celui-ci refuse catégoriquement. Avram s'incline, à contrecœur.
Mais Clara souffre de plus en plus; et un jour elle a un fort accès de fièvre. Alors Avram agit avec une énergie qui contraste avec son pessimisme, voire son défaitisme: il somme son confère (Avram était médecin lui aussi) de libérer Clara, qui a quarante degrés de fièvre, de son carcan. On la déplâtre enfin...pour la trouver couverte d'escarres plus ou moins infectées."
Extrait de la biographie de Clara Haskil
Heureusement, Clara fut alors prise en charge par un autre médecin, compétent et d'une grande bonté, qui adapta sur elle un plâtre beaucoup plus léger, ce qui permit à sa colonne de se redresser progressivement.
Elle resta quatre longues années, tout le temps que dura la guerre, dans cet endroit lugubre, plongée dans une atmosphère de souffrance, le plus souvent isolée.
Elle logeait dans une pension tenue par une femme autoritaire, qui la forçait à jouer sur un vieux piano pour les autres malades, ainsi que les soldats, nombreux de passage en ces temps de guerre.
Il faut bien comprendre que pour une si jeune femme, tellement sensible, et n'ayant jamais été confrontée à cette misère humaine, ces années interminables ont dû être extrêmement traumatisantes. Et bien sûr, pas question de travailler sérieusement son piano dans ces conditions, de la manière dont doit le faire journellement tout pianiste de son envergure.
Clara ne parlera plus jamais de ce dramatique épisode de sa vie.
Comment alors s'étonner de la profondeur, la beauté surnaturelle, la sensibilité unique de son jeu, elle qui avait si jeune traversé d'insondables déserts?
La deuxième guerre mondiale allait apporter à la pianiste son lot de souffrances et de terreur.
Elle dut être opérée d'une tumeur de l'hypophyse qui menaçait de lui faire perdre la vue. Miraculeusement, un chirurgien de grand talent, venu de Paris, alors en zone occupée, accepta de traverser la ligne de démarcation avec grand risque, pour procéder à l'intervention. Après une éprouvante suite de soins dans un hôpital marseillais vétuste, elle put retrouver la santé avec une rapidité étonnante.
La guerre faisait rage dans le monde.
Elle trouva la force de jouer à l'occasion d'un concert en plein air, la tête enturbannée pour cacher les pansements, le concerto pour piano et orchestre en ré mineur de Mozart.
Les auditeurs et amis présents en cette nuit d'été, dans une Europe à feu et à sang, gardèrent un souvenir inoubliable de ce moment hors du temps. Clara Haskil avait transporté son auditoire.
Clara Haskil venait d'échapper à la mort une première fois.
Par une nuit terrifiante, elle échappa de peu à une fin terrible. Clara était juive. Ce qu'elle redoutait arriva: on frappa un soir à sa porte, et on la força à venir sur un grand terrain avec d'autres personnes, qui y étaient parqués brutalement, sous l'escorte des policiers du gouvernement de Vichy. Le rang des malheureux individus ne sachant rien sur leur devenir, mais craignant le pire, grossissait d'heure en heure.
Une amie haut placée de Clara, prévenue d'urgence, se démena pour obtenir tous les certificats nécessaires. Grâce à cette intervention providentielle, Clara fut autorisée à rentrer chez elle.
Épuisée par ces heures d'angoisse épouvantable, et cette longue d'attente dans les conditions qu'on imagine, elle ne put fermer l'œil pendant plusieurs nuits.
Il se trouve que les personnes réunies de force cette nuit-là furent relâchées au bout de 48 heures.
L'on sait très bien ce que devenaient les personnes victimes de telles rafles. Leur sort, hélas, nous est connu.
Voilà ce que vécut Clara Haskil, ce qu'elle endura, et sa vie fut émaillée de bien d'autres moments très difficiles.
La personnalité de la grande pianiste m'a marqué à la lecture de sa biographie.
Elle pouvait se monter farouche, indomptable. Elle-même disait qu'elle était "un tyran". On peut se douter que cela ne reflétait pas en entier la grande dame qu'elle était, malgré son caractère "bien trempé"...
Mais son vrai tempérament était celui d'une femme d'une grande bonté, prête à se lier d'amitié en un éclair avec les personnes qui savaient toucher son cœur.
Son sourire était l'un des plus lumineux qui soient, d'après un grand chef d'orchestre. Elle savait manier l'auto-dérision et ne faisait pas de grands discours. Mais ses lettres témoignent d'une sensibilité et une intelligence extraordinaire.
Elle a bien connu le pianiste Dinu Lipatti.
Son amitié pour ce compatriote fut profonde et fidèle. Elle était tissée de leur admiration réciproque. Le grand interprète, lui aussi poète du piano et divinement inspiré, devait mourir d'un cancer à l'âge prématuré de 33 ans.
Perte inestimable pour les amoureux de la musique.
Perte irréparable pour sa grande amie Clara.
La mort de son jeune ami la rendit inconsolable.
Pour finir cet article, je reviens à notre récital, à ce témoignage merveilleux sorti en 2018 chez SWR music.
Un témoignage de ce qu'ont pu être l'aura, la présence impressionnante de cette artiste sur scène, alors qu'elle était au faîte de sa carrière.
Je pourrais parler des variations Abbeg de Schumann, de ce qu'elle en fait d'unique, de brillant et inimitable. De ces myriades de perles de cristal qu'elle enfile pour nous, de son éblouissante légèreté, de cette poudre de diamant qu'elle jette comme un sort magique qui nous ensorcelle, de la pure joie de la musique libre et sans entraves.
Je pourrais parler d'un Debussy aux sons mélangés, mystérieux. Un miroitement impalpable. Un rêve de sonorités qu'on a jamais surpassées.
Je pourrais parler de la Sonatine de Ravel, éclair vif-argent, frémissement insaisissable, pure beauté diaphane.
Il faudrait que j'épuise mes superlatifs, que je remplisse des pages fécondes.
Alors je vais parler du deuxième bis du récital, "ABSCHIED" de Robert Schumann, pièce conclusive des Scènes de la Forêts.
Les adieux.
Quelle belle idée pour clore une parenthèse de grâce musicale!
Je l'ai joué moi-même, ce morceau. Il m'avait tant ému, j'y trouvais cet abandon, cette nostalgie secrète qui préside à la fin d'un moment heureux.
J'en avais saisi l'essence.
Mais sous les doigts de Clara Haskil, j'ai reconnu ce que j'avais pressenti confusément, le bonheur sans emphase d'une mélodie qui avance avec ses élans et ses regrets, portée par le frémissement des accords répétés.
Clara m'a montré comme on peut aller loin, loin dans l'émotion, sans en faire trop, avec l'équilibre bouleversant d'une musique qu'elle a comprise mieux que personne.
Cet adieu de Clara est très émouvant.
Elle a dit à travers ces quelques notes, ce que la Vie nous dit, et le temps, et l'amour:
TOUT PASSE, LES DÉSIRS BRÛLANTS,
LES EXTASES, LE DÉSESPOIR ET LE CHAGRIN.
TOUT PASSE, MAIS TOUT RESTE LÀ, IMPRIMÉ, TOUT AU FOND DU CŒUR.
TOUT CHANTE, ET S'ENVOLE AVEC
LE VENT...
Jérémie, le 22 novembre 2018