lundi 28 août 2017

Quand l'amour vous fait signe...


      LE  PROPHÈTE


  

             de  Khalil  Gibran

   

     QUAND  L'AMOUR  VOUS
                  FAIT  SIGNE...

 

   Lorsque j'ai découvert LE PROPHÈTE, à l'âge de 26 ans, j'ai été aussitôt fasciné par ce livre.

  Un livre que l'on peut lire et relire.

  Un chef-d'œuvre emblématique, universel.

 

   Les livres de cet acabit ne sont pas nombreux.

  On pourrait citer LE PETIT PRINCE de Saint-Exupéry, JONATHAN LE GOÉLAND, de Richard Bach.

  Plus près de nous, OSCAR ET LA DAME ROSE d'Éric-Emmanuel Schmitt.

  Des livres qui nous transforment.

  On peut les relire plusieurs fois au cours d'une vie, ils se révèlent à nous de manière différente et nouvelle à chaque lecture.

 

  LE PROPHÈTE mélange subtilement trois éléments:  la philosophie, la sagesse et la poésie.

 On peut le lire dix fois, vingt fois, on en retire toujours autre chose.

 C'est un trésor infini.

 

  Il faut se laisser imprégner par les mots, les images, sans chercher forcément à "comprendre".

 Ce texte ne se prête pas à l'analyse.

  Il se savoure, il ne demande qu'à toucher notre cœur.

 

  LE PROPHÈTE a été écrit en anglais.

  Il existe de nombreuses traductions.

  Celle de l'éditeur Casterman est ma préférée. Elle exhale la poésie du texte de manière splendide.

 

  Je voudrais citer le passage le plus célèbre, et je pense le plus beau: celui qui parle de l'amour.

    Un homme sage est resté quelques années sur une île. Il s'est imprégné de sa culture, de sa poésie. Il a appris à connaître les habitants de manière profonde.

   C'est le moment pour lui de quitter cet endroit tant aimé pour de nouveaux horizons.
   Avant que le bateau ne largue les amarres, le sage donne à  la foule réunie un dernier enseignement.

 

  "Alors Almitra dit: Parlez-nous de l'Amour.

  Et il leva la tête et regarda le peuple, et un silence tomba sur eux.

 

  Et d'une voix forte il dit:

  Quand l'amour vous fait signe, suivez-le.
  Bien que ses voies soient dures et escarpées.

  Et lorsque ses ailes vous enveloppent, cédez-lui,
  Bien que l'épée cachée dans son pennage puisse vous blesser.

  Et lorsqu'il vous parle, croyez en lui,
  Malgré que sa voix puisse briser vos rêves comme le vent du nord saccage vos jardins.

 

  Car de même que l'amour vous couronne, il doit vous crucifier. De même qu'il est pour votre croissance, il est aussi pour votre élagage.

  De même qu'il s'élève à votre hauteur et caresse vos branches les plus légères qui tremblent dans le soleil,
  Ainsi pénétrera-t-il jusques à vos racines et secouera dans leur attachement à la terre.

   

  Comme des gerbes de blé il vous emporte.
  Il vous bat pour vous mettre à nu.
  Il vous tamise pour vous libérer de votre bale.
  Il vous broie jusqu'à la blancheur.
  Il vous pétrit jusqu'à ce que vous soyez souples;

  Et alors il vous livre à son feu, pour que vous puissiez devenir le pain sacré du festin de Dieu.

 

  Toutes ces choses, l'amour vous les fera pour que vous puissiez connaître les secrets de votre cœur et devenir, en cette connaissance, un fragment du cœur de la vie.

 

  Mais si dans votre peur, vous ne cherchez que la paix de l'amour et le plaisir de l'amour,
  Alors il vaut mieux couvrir votre nudité et sortir de l'aire de l'amour,
  Pour vous rendre dans le monde sans saisons où vous rirez, mais non pas tous vos rires, et pleurerez, mais non pas toutes vos larmes.

 

  L'amour ne donne que de lui-même et ne prend que de lui-même.
  L'amour ne possède pas, et ne veut pas être possédé;
  Car l'amour suffit à l'amour.

 

  Quand vous aimez, vous ne devez pas dire "Dieu est dans mon cœur". Mais plutôt, "je suis dans le cœur de Dieu".
  Et ne pensez pas que vous pouvez guider le cours de l'amour, car l'amour, s'il vous trouve dignes, dirigera votre cours.

 

  L'amour n'a point d'autre désir que de s'accomplir.
  Mais si vous aimez et devez avoir des désirs, qu'ils soient ceux-ci:

 

  Se fondre et être un ruisseau coulant qui chante sa mélodie à la nuit.

  Connaître la douleur de trop de tendresse.

  Être blessé par sa propre intelligence de l'amour;
  Et saigner volontiers et joyeusement.

 

  Se réveiller à l'aurore avec un cœur ailé et rendre grâce pour une autre journée d'amour;

  Se reposer à l'heure de midi et méditer sur l'extase de l'amour;

  Rentrer en sa demeure au crépuscule avec gratitude,
  Et dormir avec en son cœur une prière pour le bien-aimé, et sur les lèvres un chant de louange."

             KHALIL  GIBRAN


Jérémie, le 22 août 2017

dimanche 20 août 2017

Yuja Wang plays Schumann: Kreisleriana Opus 16

Yuja Wang plays Schumann: Kreisleriana Opus 16








  J'aime le jeu et la personnalité de la pianiste Yuja Wang.

   Sa technique éblouissante, au service de la musique et de l'expressivité, son tempérament fougueux, sa jeunesse et son immense talent, donnent au cycle de Schumann "KREISLERIANA" une aura de liberté et de passion inégalées.
   Cette pièce de Schumann est ma préférée pour piano seul.
   Je ne me lasse jamais du morceau d'ouverture. Sa bravoure et son élan impétueux me font penser à un brasier qui avance implacablement.
  Il est aussi des pièces méditatives, intérieures et sombres, comme sait les composer Schumann, dans une alternance magnifique avec des pièces virtuoses et dramatiques.
  Un chef-d'œuvre de la musique romantique.

  J'aurais pu choisir tant d'autres musiques pour illustrer mon article, mais pourquoi pas ces KREISLERIANA?
   Tout y est, la fièvre exaltée, l'héroïsme, la douleur et la peine, la rêverie, le désespoir et la colère, la plainte suppliante, le retour de la joie, les pleurs et la résignation...

   Toute l'âme de Schumann, toute l'âme romantique.




La musique romantique, emportements et consolation


     LA  MUSIQUE  ROMANTIQUE,
   EMPORTEMENTS   ET
                   CONSOLATION


   


La musique romantique coule en moi, elle coule dans mes veines.

J'ai l'impression qu'elle a toujours fait partie de moi.

Elle exprime des choses que je ressens profondément en moi.

  


Elle prend des chemins qui ne me sont pas inconnus.

Elle me fait vibrer, elle résonne en moi comme une harmonie familière, une harmonie qui me fait du bien mais qui me fait aussi mal.

    

Chopin me fait mal et me ravit.

Chopin me souffle des choses tristes et des choses ravissantes.

Des choses qui me bouleversent.

  

Schumann m'exalte et me blesse.

Schumann m'emporte.

Schubert me fait valser, très tristement.

Comme c'est triste, Schubert.


   


Brahms fait souffler un vent du Nord, qui chante et qui soupire.

Brahms est la blessure et la consolation.

Il dit adieu doucement, à l'enfance et à la jeunesse.

Brahms est tous les automnes.


   


Dvorák s'envole et carillonne.

Dvorák cache ses plaies derrière des sourires.

Des sourires tristes et graves.


  


Tchaïkovsky me fait mal et m'exalte.

Il meurt dans la souffrance et part sur un traîneau qui glisse légèrement, si légèrement.

Les fanfares font croire à la victoire.

Mais Tchaïkovsky a déjà tout perdu.
Il me rend songeur, éperdu de douleur.


   


Mendelssohn est si léger, si léger, on croit que les fées lui susurrent des mots tendres.

Mais elles lui soufflent que la mort est si près de lui.

Mendelssohn est sublime, et inconsolable.


   


Berlioz est si divinement fou, si divinement déraisonnable...

Berlioz est celui qui écrit la musique impossible.

La musique impossible et sublime.


  


Liszt brille, éclate, caracole!

Mais Liszt aussi chante doucement, pleure et s'alanguit.

Liszt, cette superbe défaite.


   


Revenons à Chopin, qui est le premier et le dernier.

Chopin qui m'a embrassé un jour où je pleurais.

Chopin qui m'a saisi, qui m'a fait danser avec des ombres.


  


Rachmaninov aussi m'emporte, il m'emmène où je me sens bien.

Rachmaninov sanglote dans un coin d'ombre, puis déchire le rideau et s'envole jusqu'aux lustres étincelants.

Rachmaninov enfle pendant de longues minutes, puis éclate en sanglots.


  


La musique romantique m'a donné rendez-vous, en cette vie.

Je lui ai tout donné.

Elle aussi m'a tout donné.

Je voudrais qu'elle soit la consolation et la bénédiction de ce monde.


  


L'horreur a encore frappé, les hommes se déchirent.

Dans ce monde de larmes, il reste si peu d'amour.

Si peu de consolation.


  


La terreur a encore frappé, les hommes pleurent.

Le deuil est silencieux comme la pluie.

Mon Dieu! Pourquoi faut-il que la Terre s'égare?


    


J'avais voulu oublier la violence, l'espace d'une sonate.

J'avais voulu croire au bonheur, le temps d'une valse.

Mais voilà que la mort aveugle revient frapper!

Et je suis au désespoir.


  


S'il était une ode qui console, un refrain qui redonne du courage, alors je voudrais qu'ils couvrent les cris et les pleurs.

Je voudrais qu'ils gagnent la bataille, que la musique soit reine.


  


Mais hélas, le soir tombe.

Des hommes et des femmes gisent dans le sang.

La musique pleure en silence.



Jérémie, le 17 août 2017

mardi 15 août 2017

"La présence pure" de Christian Bobin


        LA  PRÉSENCE  PURE

   



de  Christian Bobin

  


                Extraits

  


   "L'arbre est devant la fenêtre du salon. Je l'interroge chaque matin:
"Quoi de neuf aujourd'hui?"
   La réponse vient sans tarder, donnée par des centaines de feuilles: "Tout."

  


   Les feuilles qui dansent, ivres,au bras du vent, n'échangeraient leur place contre rien au monde.

   


   Mon père est depuis trois mois entré dans une maison dont il ne ressortira pas. Il a la maladie d'Alzheimer. Mon père et cet arbre me conduisent vers les mêmes pensées. De l'un, naufragé dans son esprit, et de l'autre, surpris par l'automne, j'attends et je reçois la même chose.

  


   Un peu avant six heures du soir, je raccompagne mon père dans le réfectoire de la maison de long séjour. La plupart des pensionnaires ont déjà été rassemblés dans cette pièce, certains depuis une demi-heure. Ils se font face, à quatre ou six par table. Leurs yeux sont éteints. Ils ne se parlent pas. Quelques uns ont le corps recourbé sur leur assiette vide, comme des poupées à la tête cassée.

  


   Le grand malheur de croire que l'on sait quelque chose.

  


   L'arbre semble reposé.

   La neige l'a recouvert pendant la nuit de lumière pure, comme une mère relevant un drap sur le corps de son enfant endormi.

  


   Contemplant la salle immense où les patients reçoivent leurs familles - salle immense et vide ce jour-là - mon père dit comme en rêvant: "je regarde ce qui pour moi n'existe pas."

   Il ne se reconnaît plus sur les photographies. Il n'y reconnaît pas non plus les siens. Quand on les lui nomme, il a les yeux brillants de joie, émerveillé de se découvrir des enfants comme s'ils venaient de naître.

   


   Ce qui se voit ici n'est pas d'une autre nature que ce qui se voit ailleurs. La douleur, la parole sourde et la dure volonté de survivre, tout cela se rencontre aussi bien au-dehors, dans la vie préservée. La différence est qu'ici aucune diversion n'est possible: plus rien que la vie sèche, chacun agrippé à son petit rocher jusqu'à ce que la fatigue persuade de lâcher-prise - et c'est l'engloutissement, la grande vague de la mort blanche.

   


   De la mort qui est ici chez elle, personne ne leur parle. Ils sont les seuls à en dire quelque chose, toujours à l'improviste et à voix basse, comme s'il s'agissait d'une chose honteuse.

   Ces gens dont l'âme et la chair sont blessées ont une grandeur que n'auront jamais ceux qui portent leur vie en triomphe.

   C'est par les yeux qu'ils disent les choses, et ce que j'y lis m'éclaire mieux que les livres.

   


   La grosse dame souriante qui retient mon visage entre ses mains. Le petit homme que sa maladie de Parkinson agite comme un grelot. La femme au regard sombre, ses mains croisées  sur le pommeau d'une canne aussi rigide qu'elle. Cet homme qui enfouit sa tête dans ses bras comme un enfant envahi par un sentiment plus grand que lui. Cet autre qui sort de sa poche des objets dérobés dans les chambres voisines, et veut m'en faire cadeau. Il faudrait écrire sur tous ou plutôt sur chacun, précautionneusement, lentement.

  


   L'arbre est un livre ouvert. Le vent d'aujourd'hui en tourne distraitement les pages comme s'il pensait à autre chose.

   Dans quelques semaines il proposera au monde plus de lumière que tous les livres écrits. Cette lumière passera et l'an prochain il en donnera une autre, encore. C'est le nom de son travail et c'est le nom du travail des vivants tant qu'il leur reste une saison, un jour, une heure: donner, encore.

  


   "Oui, oui, je te le dis, quand tu étais jeune, tu mettais ta ceinture et tu allais où tu voulais. Mais quand tu seras vieux, tu étendras les mains et un autre te mettra ta ceinture, et il te mènera où tu ne veux pas." ( Saint Jean, 21, 18 )

      


   Il est impossible de protéger du malheur ceux qu'on aime: j'aurai mis longtemps pour apprendre une chose aussi simple. Apprendre est toujours amer, toujours à nos dépens. Je ne regrette pas cette amertume.

   La maladie d'Alzheimer enlève ce que l'éducation a mis dans la personne et fait remonter le cœur en surface.

   


   Le bleu a lancé son offensive en début d'après-midi. En moins d'une heure il était partout dans le ciel et les yeux des passants.

   J'apporte des fleurs à mon père. Je les mets dans un vase sur la table de nuit. J'ignore s'il les regarde après mon départ. Sans doute a-t-il oublié qui les lui a données et leur accorde-t-il le même regard incrédule et fatigué qu'à tout le reste dans cette chambre.

  Dans l'ascenseur, je lui pose une question qu'il ne comprend pas. Il fronce les sourcils, cherche une réponse, ne trouve pas, trouve: "Il y a une tombe en moi." Puis il se tait. Il a oublié ce qu'il vient de dire. Il regarde la porte de l'ascenseur, les chiffres qui s'allument au-dessus des boutons.

   


   Moineaux, écureuils et corneilles: l'arbre reçoit un courrier chaque jour plus abondant.

  


   Je suis né dans un monde qui commençait à ne plus vouloir entendre parler de la mort et qui est aujourd'hui parvenu à ses fins, sans comprendre qu'il s'est du coup condamné à ne plus entendre parler de la grâce.

   Dans ce monde qui ne rêve que de beauté et de jeunesse, la mort ne peut venir qu'à la dérobée, comme un serviteur disgracieux que l'on ferait passer par l'office.

  


   Six ou sept vieillards assis sur des fauteuils, face au mur: j'ai appris à aimer cette vision, toujours la même, à l'ouverture des portes de l'ascenseur. J'ai une joie à les retrouver, à leur serrer la main et à les écouter me dire des choses obscures.

   Je ramène de la maison de long séjour un besoin de toucher, ne serait-ce que furtivement, l'épaule de ceux que je rencontre, et une méfiance accrue des beaux discours.

   


   Le nom d'Alzheimer résonne comme celui d'un savant fou et cruel.

   Le nom d'Alzheimer permet aux médecins qui l'utilisent de croire qu'ils savent ce qu'ils font, même quand ils ne font rien.

   Pour venir à toi, j'écoute tous les noms de maladie, d'âge et de métier, comme on écarte un rideau de lamelles colorées en plastique, au seuil d'une maison, l'été, jusqu'à te retrouver dans la fraîcheur de ce seul nom qui ne ment pas: père.

  


   La vérité est ce qui brûle. La vérité est moins dans la parole que dans les yeux, les mains, et le silence. La vérité, ce sont des yeux et des mains qui brûlent en silence.

  


   Les moineaux envahissent l'arbre devant la fenêtre sans lui enlever une paix dont leurs bavardages sont une part substantielle.

  


   Quelques fleurs, vendangées par une pluie nocturne, sont tombées sur une table du jardin de la maison de long séjour.

   Mon père les regarde.

   Il a dans les yeux une lumière qui ne doit rien à la maladie et qu'il faudrait être un ange pour déchiffrer."

    CHRISTIAN BOBIN

    "La présence pure"
                    et autres textes


       Poésie/Gallimard

   



    Christian Bobin brûle de mots vrais, de mots qui disent le réel, sans l'embellir, sans l'affadir, le réel avec sa grâce et sa violence.

    Poète et musicien de la langue, c'est un orfèvre de la métaphore. Ses images nous secouent, nous réveillent.
    Chez nul autre auteur la langue est à ce point sans concessions.

     Cette langue traduit l'émerveillement et la stupeur devant le monde. Bobin nous sauve de la cruauté en ne l'éludant pas.

    Bobin me touche en plein cœur.
Il me rappelle que vivre est un jeu d'équilibriste, entre splendeur et désastre.

    Il m'aide à ne pas oublier combien la vie est difficile.

   


Photos de Corina Solèr

Jérémie, le 9 août 2017