LE VIOLON DE
YEHUDI MENUHIN
DE L'AMOUR ET DES LARMES
Celui qui a entendu un jour le violon de Menuhin ne peut l'oublier.
Combien aurais-je donné pour l'entendre dans le concerto de Beethoven, ce 13 novembre 1987, à Moscou?
J'avais dix ans. L'âge où j'ai débuté le piano, événement qui allait changer le cours de ma vie.
Je ne connaissais pas encore Yehudi Menuhin, ou peut-être en avais-je déjà entendu parler?
Mais c'est à 40 ans que j'ai découvert cet enregistrement, sur un coffret de DVD présentant l'exceptionnel travail du cinéaste Bruno Monsaingeon.
Ses portraits de grands musiciens ont cette tendresse et cette acuité qui les rend uniques.
Il fallait le talent de Monsaingeon pour capter un moment suspendu
entre ciel et terre.
Je savais que j'allais entendre du grand violon.
J'ai entendu le chant des anges.
Le grand, l'immense violoniste, qui dès l'âge de 10 ans jouait dans les plus grandes salles, le jeune artiste qui allait enchanter le monde, devenant un véritable phénomène, ce même violoniste était devenu en 1987 un vieux monsieur.
L'œuvre débute par quatre coups de timbale mystérieux: peut-on imaginer plus beau début de concerto?
C'est avec un visage profondément concentré que Menuhin réalise son entrée, quelques octaves brisées menant vers les aigus.
Tout est là dès les premières notes.
Menuhin gardera les yeux fermés durant presque tout le morceau.
Son visage si expressif paraît comme en prière.
Je ne saurais décrire ce que j'ai ressenti pendant l'audition du concerto de Beethoven.
Je sais juste que les larmes se sont mises à couler le long de mes joues.
Je ne pouvais plus les arrêter.
C'était comme si le chant infini du violon me lavait de toute souffrance, comme si les larmes perlant à mes paupières faisaient fondre mes dernières résistances.
Ce vieux monsieur, qui a parcouru un 20ème siècle fait de guerres et d'espoirs, cet homme transmettait à travers son instrument bien plus que de la musique.
Il transmettait son amour de la musique. Son amour, tout simplement.
Tandis que se déroule l'œuvre, l'inspiration de Menuhin gagne tout l'orchestre, et son chef Gennadi Rozhdestvensky.
Durant la longue cadence du premier mouvement, la caméra s'attarde sur quelques membres de l'orchestre, subjugués.
Les musiciens sont touchés au plus profond par l'art de Menuhin.
On peut ressentir leur vive émotion, leur recueillement.
Se produit alors une véritable osmose entre les musiciens de l'orchestre, le soliste et le chef.
Une communion comme on en rencontre très rarement en concert.
De longs frissons parcourent tout mon corps.
Yehudi Menuhin prend le temps pour que chaque note soit chantée, habitée, qu'elle ait le sens qui est le sien dans la phrase musicale.
Absolument aucune note n'est vide de signification, aucun passage n'est sacrifié à la virtuosité.
Comme il serait bon que tous les musiciens renoncent à briller, mais soient eux aussi au service de la musique!...
Le mouvement lent, l'un des plus inspirés du compositeur, mais aussi de toute la littérature pour violon et orchestre, est une pure merveille.
Une seule phrase me vient:
"Ô temps, suspend ton vol!"
Le jeu de celui qu'on a appelé "le violon du siècle", est profondément inspiré, naturel, d'une perfection musicale absolue.
Les quelques incertitudes techniques ne font aucune ombre à la musique.
Comme j'aimerais entendre moins de perfection de la part des interprètes actuels, mais autant d'émotion, de fantaisie et de magie que chez Menuhin!
L'on dit que le Menuhin des jeunes années était au sommet, mais que plus tard dans sa vie il est devenu moins convainquant.
Il suffit d'écouter ce concert pour se rendre compte que c'est une profonde erreur.
Il me semble que c'est plutôt le contraire, et que le Menuhin de la grande maturité nous offre une interprétation qu'une vie entière d'expérience a amenée à maturation.
Il bénit la salle, avec un pain de vie et d'amour. L'expérience touche au spirituel.
Le rondo, que l'on tend à jouer aujourd'hui aussi vite que possible, Menuhin le prend dans un tempo étonnamment lent.
Et, miracle! Chaque passage est articulé merveilleusement, chanté, avec une vivacité rythmique proche de la danse.
J'y ai entendu des cors, des chants d'oiseau, la vie de forêts profondes, le chant vivant de la Nature...
J'y ai entendu tout ce que nos athlètes-solistes contemporains ne savent plus offrir, sacrifiés qu'ils sont à la ronde infernale des concours internationaux, à cette arène sans âme qu'est devenue la scène musicale.
Fort heureusement, il est quelques artistes qui savent encore la poésie.
Mais personne qui ne sache égaler Yehudi Menuhin, car il faudrait pour cela avoir une once de son humilité.
Le public moscovite salue avec émotion ce moment de grâce vécu en compagnie du maître.
D'ordinaire, c'est le chef d'orchestre qui présente le soliste au public pour saluer.
Là, c'est Menuhin, qui conduit avec générosité Rozdhestvensky vers les auditeurs, les yeux brillants de malice.
Il faut s'être plongé une fois dans le regard du musicien, de l'humaniste.
En guise de bis, il interprète la sérénade mélancolique de Tchaikovsky.
Un violon qui pleure, ou plus précisément, qui fait pleurer autant qu'il pleure.
La sonorité du violon de Yehudi Menuhin est reconnaissable entre mille. D'autres sont plus brillants, plus parfaits.
Mais personne pour faire parler ainsi son cœur.
Deux images me restent avant la fin.
Captée comme une confidence par la caméra après la sérénade de Tchaikovsky: une femme dans le public tente d'essuyer son visage baigné de larmes.
L'homme âgé, ému, se penche pour ramasser quelques unes des fleurs qui jonchent la scène.
Il est reconnaissant, et les tient comme on tiendrait quelque chose d'infiniment précieux.
Car à la manière dont il regarde les fleurs, on sent qu'il les aime et les respecte.
Jérémie, le 12 juillet 2017
BRUNO MONSAINGEON EDITION
VOLUME 2
YEHUDI MENUHIN
8 DVD
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