vendredi 1 décembre 2017

Clara Haskil


  LA  GRANDE  DAME  DE  LA  MUSIQUE

  


                      CLARA  HASKIL





              Première partie:  L'artiste





  Les extraits sont tirés de l'exceptionnelle biographie de Clara Haskil, écrite par Jérôme Spycket, collection "Les Musiciens" chez Payot Lausanne, 1975.


 
 


   "Clara Haskil n'est qu'une apparition, livrant tout d'elle-même sans qu'on puisse jamais la rencontrer. Elle passe, et après elle laisse l'impression d'un éblouissement et d'un secret impénétrable."


  


   Je devais avoir 15 ans, mon professeur de piano m'avait offert un disque vinyle à la couverture beige. Deux œuvres y étaient enregistrées: la sonate de Beethoven dite "la tempête", et les scènes de la forêt de Schumann.

    Sur la couverture, une photo en noir et blanc d'une vieille dame assise au piano, silhouette frêle, cheveux grisonnants: Clara Haskil.
   Je me rappelle juste que le troisième mouvement du Beethoven était merveilleusement joué, quand j'avais moi-même de grandes difficultés avec certains passages.
J'étais intrigué et fasciné par ce grand maître du piano, dont m'avait parlé avec éloge mon professeur.



   C'est en découvrant bien plus tard l'intégrale des sonates pour violon et piano de Beethoven, avec le violoniste Arthur Grumiaux, que j'ai pris la pleine mesure du génie de Clara Haskil.

   La musique s'écoule miraculeusement, sans que jamais un effet, une exagération ne vienne la troubler. La sonorité des deux musiciens se fond, admirablement. Un Beethoven profondément harmonieux, métaphysique.

  


     "Dans un corps d'une émouvante fragilité, l'âme brûle comme une lampe. Penchée sur le clavier, attentive aux sonorités qu'elle éveille, l'artiste surveille leur naissance, leur épanouissement, leur écho. Un jeu tout en finesse, une gamme de nuances d'une étendue restreinte et qui donne cependant l'illusion d'être vaste grâce au dosage des contrastes. Certains pianistes vont du fortissimo tapageur à d'impalpables pianissimi: celle-là se limite au forte et au piano mais, dans ces frontières, que n'invente-t-elle pas pour substituer à l'esthétique de la brutalité l'idéal de la poésie! Je l'écoute, je recueille dévotement son précieux message, et je me dis: "C'est ainsi que jouait Chopin, plus exquis d'être insaisissable, mystérieux et fantasque!"

   Ce qu'elle fait d'une sonate de Schubert, réputée longuette et grevée de redites est merveilleux. Sans beaucoup de pédale ni guère user des bras comme leviers naturels, par le seul jeu des doigts et des poignets, souples comme des couleuvres, elle nous enchante. Elle s'impose non par la force, mais par le caractère; elle ne brille pas, elle rayonne, elle diffuse la grâce même de la musique: en deux heures elle efface le souvenir brillant et vain d'une armée de virtuoses. Qu'attendent nos associations pour engager Clara Haskil?"

 
  


   Et c'est là que le bât blesse: malgré son talent prodigieux, et bien que chacun de ses concerts soit un immense succès, Clara Haskil mettra plus de 30 ans avant d'embrasser une carrière digne de son génie.


  


        "Et ceci paraît bien révélateur: certes, à chacune de ses apparitions en public - qui sont autant de marches au supplice pour elle [à cause du trac] - on l'acclame, mais finalement peu nombreux sont ceux qui réalisent pleinement cette espèce de miracle qu'est son jeu. C'est beaucoup plus qu'un talent, beaucoup plus qu'une technique, beaucoup plus qu'une musicalité exceptionnelle. C'est effectivement quelque chose qui ne "s'explique" pas, qui échappe à l'analyse, que le public pressent obscurément sans doute, mais dont il n'a pas vraiment conscience, et qu'il ne réalisera finalement qu'avec trente ans de retard, notamment en France, et seulement parce qu'on l'aura dûment "informé".


  


   Durant toutes les années où son art était au sommet, l'âge de la jeunesse et de la pleine maturité en réalité, Clara Haskil endura ce manque de reconnaissance. Une épreuve de plus de trente ans...

   Certes, elle avait des concerts, mais très irrégulièrement. Elle recevait très peu d'engagements, et des cachets indignes d'elle. Il lui était par conséquent difficile de vivre de son art.

   Sa carrière n'était pas à la mesure de l'immense pianiste qu'elle était, et ce dès son plus jeune âge.




   La France la boudera très longtemps, à l'inverse de la Suisse, seul pays à l'adopter dès les débuts avec un énorme enthousiasme. On l'appellera "la Grande Dame de la Musique". De nombreux amis la soutinrent tout au long de sa vie. Elle y était  admirée et adorée, comme elle le sera plus tard dans toute l'Europe, et dans le monde entier.



   Mais la France, où elle avait étudié au Conservatoire dès 1905 - elle fut l'élève d'Alfred Cortot - cette France dont elle aurait voulu être adoptée, sera longtemps frileuse. Clara Haskil chérissait la France, elle était blessée et déçue de ne pas conquérir vraiment le cœur de ses auditeurs.

   Il lui faudra attendre la cinquantaine dépassée pour y être élue par un public acquis à son talent désormais devenu légendaire.

 
  


       "Dès qu'elle met ses mains sur un piano, il se passe "quelque chose". Son jeu est et restera jusqu'à son dernier souffle d'une qualité incomparable: jamais rien ne l'altèrera - et

surtout pas le succès.
   D'où vient qu'il est à ce point bouleversant? Il y a bien sûr, et avant tout, le "don", ce qui "ne s'explique pas", comme disait un critique suisse vingt ans plus tôt. Mais il y a surtout cette pulsion intérieure, au-delà du rythme, qui fait naître la vie, l'entretient, la projette en avant, sans jamais qu'une phrase se termine avant d'annoncer la suivante. Chaque note est  essentielle - comme recréée au moment d'être jouée - chacune prépare, amène celle qui vient, sans le moindre heurt ou le moindre hiatus, sons cristallins, suspendus, détachés, mais unis par un legato impalpable et omniprésent jusqu'à l'accord final, qui se prolonge dans le silence qui le suit - plein d'harmoniques, d'harmonie, d'émotion et de rêve."

  



      Clara Haskil souffrait du trac, c'était quelque chose de violent. Elle en était presque malade, au point de vouloir annuler certains concerts. Il fallait aux organisateurs et aux proches de Clara beaucoup de tact et de conviction pour l'en dissuader.
   Le chef d'orchestre Joseph Kleiberth décrit ceci:



             "La pauvre souffrait affreusement du trac et je n'ai jamais vu de si grands artistes en être pareillement atteints. La plupart du temps elle avait les mains glacées, attendant avec une expression d'angoisse sur son visage le signal d'entrée en scène.

       Je l'ai toujours, autant que je l'ai pu, tranquillisée, lui réchauffant les mains dans les miennes, la conduisant sur scène.
    Sitôt fini le premier tutti de l'orchestre et attaquées les notes du solo, toute trace d'angoisse s'envolait mystérieusement et elle jouait avec abandon comme si tout était sans effort et tout naturel."


  


    Sur le plan technique, la virtuosité de la grande pianiste roumaine était sans équivalent. On la disait supérieure à un Rubinstein ou un Horowitz, ce qui n'est pas peu dire.

  


   J'ai entendu une version éblouissante

des variations ABBEG de Robert Schumann, datant de la jeunesse de Clara Haskil. Je suis resté sans voix devant cette légèreté, cette vélocité qui semble n'avoir aucune limite. On croit entendre des guirlandes perlées qui fusent, comme des éclairs de lumière vifs et subtils.
    Jamais la virtuosité n'est mise en avant, c'est le chant, le caractère de chaque morceau, sa fantaisie, sa grâce, qui prennent un sens véritable. On n'écoute plus la difficulté, ou l'oublie.
   On est simplement transporté par son jeu, par la beauté ultime de la musique.





       Le pianiste Nikita Magaloff parle ainsi de sa collègue:



             "Je crois n'avoir jamais rencontré chez aucun des plus illustres de mes collègues cette incroyable facilité, cette aisance pianistique, qui se manifestait toujours par cette espèce de jaillissement spontané, naturel, irréfléchi de la musique. Ce que d'autres atteignent par le travail, la recherche, la réflexion semblait lui venir vraiment du Ciel, et sans problèmes.

   Il est indiscutable qu'elle était vraiment touchée par une "grâce musicale", et je crois que c'est cet élément que ressentait tout auditeur même peu averti, et qui donnait à son jeu une qualité toute particulière."

  


   Un critique New -Yorkais écrit déjà en 1924, alors qu'elle avait 29 ans:



        "Dire que Mlle Haskil joue de toute son âme peut sembler ridiculement sentimental, il n'y a cependant pas d'autres ni de meilleure expression.

   Elle semble être à la recherche de la signification purement intérieure et de plus en plus profonde de pensées et de sentiments trouvés dans l'esprit même du compositeur, au travers de sa musique. Son jeu dénote une immense et sympathique compréhension des impulsions humaines, de toutes les passions, joies et tristesses, espoirs et découragements successifs qui ont inspiré la composition des œuvres qu'elle interprète.
   Entendre Mlle Haskil interpréter Schumann, Chopin, Ravel, c'est toucher de près à la révélation de la nature de ces hommes, des motifs qui les ont fait écrire et qui les ont fait écrire comme ils l'ont fait. Ce n'est plus un simple concert, c'est plutôt une communion intime avec le génie."


  
   

    À l'adolescence, Clara Haskil fait un voyage en train. Elle lit la partition de la sonate en si mineur de Chopin.

     Arrivée à son piano, elle joue la totalité de l'œuvre parfaitement, sans une faute, et sans jamais l'avoir travaillée, devant sa sœur qui assiste à ce prodige, médusée.
   Or cette sonate est un monument de complexité, de beauté, de virtuosité. Il paraît incroyable que la jeune Clara ait pu maîtriser une œuvre de cette difficulté simplement en ayant lu la partition, et encore dans un train!





   La mémoire de la grande pianiste s'avèrera exceptionnelle, à tel point qu'elle pourra toute sa vie jouer une œuvre parfaitement, même en concert, sans l'avoir travaillée des années durant. Une fois un morceau dans ses doigts, elle n'a aucune difficulté à le jouer de mémoire, même après avoir vécu de longues périodes de maladie, parfois très graves.


   
   


       Vous l'aurez compris, j'ai une admiration sans bornes pour ce génie de la musique, comme on en rencontre probablement trois ou quatre en un siècle.

   Clara Haskil est une interprète qui sait nous toucher au cœur. Une intégrité artistique totale, un sens aigu du phrasé, de la dynamique, de l'équilibre, cet équilibre si simple mais si rare qu'atteignent les grands interprètes, au prix d'une vie entière consacrée à leur art, je dirais même sacrifiée à leur art.





   Et Clara Haskil a connu des souffrances sans fin pour pouvoir nous adresser le message poignant de son âme.

   La prochaine fois, je vous parlerai de ce que fut sa vie.




      Vous comprendrez alors quel courage il a fallu à la pianiste roumaine pour qu'un concerto de Mozart atteigne une telle poésie.

       Ce qu'il lui a fallu de courage pour lutter jusqu'à la dernière heure afin que s'élève la Musique, nous faisant venir les larmes aux paupières.

  



Jérémie, le premier décembre 2017


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