BAUDELAIRE
LES FLEURS DU MAL
Trois poèmes.
ÉLÉVATION
Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par-delà le soleil, par-delà les éthers,
Par-delà les confins des sphères étoilées,
Mon esprit, tu te meus avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l'onde,
Tu sillonnes gaiement l'immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté.
Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides;
Va te purifier dans l'air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.
Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l'existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse
S'élancer vers les champs lumineux et sereins;
Celui dont les pensers, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor.
- Qui plane sur la vie, et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes!
LA MORT DES AMANTS
Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères,
Des divans profonds comme des tombeaux,
Et d'étranges fleurs sur des étagères,
Ecloses pour nous sous des cieux plus beaux.
Usant à l'envi leurs chaleurs dernières,
Nos deux cœurs seront deux vastes flambeaux,
Qui réfléchiront leurs doubles lumières
Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.
Un soir fait de rose et de bleu mystique,
Nous échangerons un éclair unique,
Comme un long sanglot, tout chargé d'adieux;
Et plus tard un Ange, entrouvrant les portes,
Viendra ranimer, fidèle et joyeux,
Les miroirs ternis et les flammes mortes.
RECUEILLEMENT
Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille.
Tu réclamais le Soir; il descend; le voici:
Une atmosphère obscure enveloppe la ville,
Aux uns portant la paix, aux autres le souci.
Pendant que des mortels la multitude vile,
Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci,
Va cueillir des remords dans la fête servile,
Ma douleur, donne-moi la main; viens par ici,
Loin d'eux. Vois se pencher les défuntes Années,
Sur les balcons du ciel, en robes surannées;
Surgir du fond des eaux le Regret souriant;
Le Soleil moribond s'endormir sous une arche,
Et, comme un long linceul traînant à l'Orient,
Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche.
Charles Baudelaire
Point d'angélisme et de mièvrerie dans les poèmes de Baudelaire.
On est dans la dualité, pleinement.
Il évoque des images lumineuses, parfois d'une lueur noire, des passions, des excès, des vomissures et des murs lépreux.
Baudelaire va jusqu'au bout de la vie.
Il sait la médiocrité, la violence, la condition humaine parfois si pénible.
La douleur, le sang, la jouissance.
Il tire de tout cela quelque chose d'infiniment troublant. Quelque chose qui choque. Qui élève en même temps.
Il fait parler nos recoins sombres, il les tapisse de lumière.
Les mots se font couleur, couleurs éclatantes, semi-obscures, belles, dérangeantes.
Baudelaire explore l'abîme.
Il jouit de la vie tout en reconnaissant ce qu'elle abime en nous. Ce massacre d'innocences brisées.
Cette absence d'amour, si souvent.
Une vague nausée.
Un chant du fond de l'âme.
Un appel à ne pas voir des splendeurs là où il n'y a que misère.
Soyons ouverts à ce que la Vie nous donne à voir. La compassion ne peut naître d'un aveuglement qui ne voit plus le malheur.
Nous devons garder les yeux ouverts.
Rester attentif à ce qui frémit dans la nuit, car sans la nuit, jamais ne viendrait le matin.
Jérémie, le 29 octobre 2017